Livres

Jorge Luis Borges raconté par son traducteur

L’archéologue de Borges” comme se plaisait l’écrivain à qualifier son traducteur Bernés, parce qu’il en savait plus sur son œuvre que lui-même, nous offre un voyage en terre borgésienne. Jorge Luis Borges, un personnage éminemment romanesque, auteur de nombreuses fictions, estime que “la conversation est un genre littéraire” à part entière. Dans un livre souvenir, issus de nombreuses rencontres avec l’écrivain qui est fasciné par la littérature française, un certain nombre de textes sont exhumés, revus et corrigés pour offrir une version purifiée dans la réédition de la Pléiade.
De cette rencontre nait une grande confiance et une profonde amitié, “une mystérieuse bifurcation des destins” quand on sait qu’une trisaïeul de Bernés qui était parti vivre en Argentine en 1868 avait une grande amie qui n’était pas moins que la grand-mère de Borges.

Borges

Jean-Pierre Bernés, traducteur de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges (1899-1986), raconte les longues années d’amitié et de travail avec un géant de la littérature réédité dans la Pléiade.

Il y a des rencontres qui ne s’oublient pas. Jean-Pierre Bernés se souviendra toujours de sa visite dans ce petit appartement de Buenos Aires et de ce face-à-face avec le vieux sage au regard vide, l’écrivain aveugle, insolite, classique et baroque à la fois. Nous sommes en 1975 et, pour la première fois de sa vie, l’attaché culturel de l’ambassade de France Jean-Pierre Bernés s’assoit à côté de Jorge Luis Borges. Le maître argentin, 76 ans, célèbre dans le monde entier par ses recueils de contes ou de poèmes, se livre à l’une de ses facéties de “petit garçon frondeur”. A moins qu’il ne veuille éprouver la valeur du visiteur. “Quel est le poète qui a fait rimer jusqu’au et Vasco?” s’enquiert-il. Bernés connaît la réponse (Stéphane Mallarmé), mais n’ose la dire. Il est pourtant adopté.

Pendant ses quatre années en Argentine, il fréquente assidûment Borges. Apprend à connaître l’homme, son entourage. L’ami d’entre les amis, Bioy Casares, devient un familier, tout comme les sœurs Ocampo, Victoria et Silvina, que l’on voit à part parce qu’elles sont fâchées. Bernés découvre le rite des dîners entre amis où la littérature s’offre en plat de résistance. Il apprend aussi, parfois avec surprise, les affections et les haines du grand écrivain. Borges déteste le Français Roger Caillois. Il affuble d’un surnom évocateur, “el mierdita”, l’homme qui a joué un rôle déterminant dans sa reconnaissance en Europe. Il a gardé de sa jeunesse un goût pour les voyous au coup de couteau facile, les héros de la milonga, cette musique populaire née dans les faubourgs de Buenos Aires à la fin du XIXe siècle.

Lorsqu’il rentre à Paris en 1980, Bernés sait qu’il va désormais jouer le rôle d’intermédiaire entre son ami singulier et la langue française. La Bibliothèque de la Pléiade décide en 1984 la publication des œuvres complètes de l’Argentin. Il est choisi comme traducteur, d’abord avec Hector Bianciotti, puis seul. Pour la préparation du premier volume, les rencontres sont quotidiennes et ont lieu en français. Depuis peu, Borges vit en Europe. Il s’est installé à Genève. Privé du prix Nobel, il est ravi de cette suprême distinction qu’il juge même supérieure à celle décernée à Oslo. Il y a des mauvais Nobel, dit-il en substance, il n’y a que de grands écrivains dans la Pléiade.

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Ces rendez-vous de travail sont agrémentés de pauses où l’on converse librement. L’auteur du Livre de sable – son œuvre préférée – disserte brillamment sur les mots qui ont fait sa vie. “Un sonnet, dit-il, ce ne sont que 13 vers inutiles pour arriver au quatorzième qui est le seul qui compte.” Jusqu’au bout rien ne dément cette passion pour le verbe assortie d’une prodigieuse mémoire. “Il me faisait réciter ses poèmes de jeunesse, se souvient Bernés, et m’arrêtait à la moindre erreur. Dans nos conservations, il me disait : “Prenez des notes. Il faudra tout dire. Je veux qu’on sache.” Les propos ont été soigneusement enregistrés, mais n’ont pas été publiés en raison d’un différend avec la veuve de l’écrivain, Maria Kodama, la grande absente du livre de Bernés.

Quelques jours avant sa mort, le 14 juin 1986, Borges se lance encore le défi d’un panorama de la littérature mondiale. “Mais il était animé d’une véritable obsession, raconte le traducteur, celle de savoir dans quelle langue il allait mourir. C’était l’écho d’une autre qui avait traversé toute sa vie : dans quelle langue allait-il écrire ?”

Par Pascal Ceaux pour L’Express
Livre: J. L. Borges. La vie commence
Auteur: Jean-Pierre Bernés
Éditeur: Le Cherche Midi
«On ne sait rien de l’intimité de Dante, de Cervantes ou de Shakespeare ; moi je veux qu’on sache, il faudra dire!» me déclara Borges, à plusieurs reprises, à l’aube de sa mort.
«Le vieil anarchiste paisible qui s’éteignait doucement dans la chuchotante Genève» – c’est son ultime autoportrait – me donna même un jour un léger coup sur le bras pour s’assurer que j’avais bien entendu ses propos et, avec une voix d’outre-tombe presque enfantine, il ajouta :
« Mon silence vous dira le reste ». Un rire enjoué, semblable à des trilles musicales, ponctua volontairement son discours inachevé, mais impératif, comme un point d’orgue à la fin d’une partition.

Réédition des Œuvres complètes de Jorge Luis Borges, édition dirigée par Jean-Pierre Bernés. Gallimard/Pléiade, vol. I, 1856 p., 67,50 euros, et vol. II, 1584 p., 62,50 euros.

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