Roberto Arlt et le Buenos Aires des années 30


Roberto Arlt est une grande figure de la littérature argentine. Il est notamment connu pour son roman Le Jouet enragé (El juguete rabioso – 1926) qui marque la naissance de la littérature urbaine argentine comme un genre à part entière. Écrivain de la ville mais aussi des marginaux, des délaissés – Les Sept Fous (Los siete locos – 1929); Les Lance-flammes (Los lanzallamas – 1931), Arlt manie à merveille une langue hybride, faite d’espagnol traditionnel et de lunfardo.

Le chef-d’œuvre jusque-là inédit en français de Roberto Arlt vient de paraitre aux éditions Asphalte. Aguafuertes porteñas (Eaux Fortes de Buenos Aires) parut en 1993 est un recueil de nouvelles publiées périodiquement dans les colonnes du journal El Mundo à partir de 1928. Eaux Fortes de Buenos Aires narre les profonds changement que souffre Buenos Aires à cette époque. La remise en question du progrès dans une interprétation existentialiste. Chaque situation fait l’objet d’une eau-forte et dépeint les traits de caractères qui animent la ville: jeunes oisifs, chantiers de constructions, maisons de tôle aux couleurs délavées…sont autant de curiosités auxquelles Arlt donne vie.

Par Sébastien Lapaque
C’est un écrivain argentin injustement méconnu que deux livres nous donnent aujourd’hui à redécouvrir. Né à Buenos Aires en 1900, mort dans cette même ville en 1942, Roberto Arlt a tout d’un maudit. Il n’a jamais bénéficié en France de l’aura d’un Jorge Luis Borges ou d’un Julio Cortazar, même si plusieurs de ses livres ont été traduits depuis Les Lance-Flammes, paru chez Belfond en 1983. Vagabond et funambule, il fut à la fois journaliste et romancier. Les Sept Fous nous fait connaître celui-ci; Eaux-fortes de Buenos Aires celui-là. Deux livres étranges, électriques, hantés, où s’élucide le génie artistique d’un homme qui donne l’impression d’avoir traversé sa vie comme un mauvais rêve. «Sur un ton apocalyptique et souvent prophétique, explique Julio Cortazar dans sa préface rédigée pour l’édition française des Sept Fous, Arlt a dit du Buenos Aires des années 1930 tout ce que les autres intellectuels de son temps ignoraient ou, pis encore, dissimulaient. Il faudra plus de quatre décennies pour qu’un autre grand écrivain argentin, Rodolfo Walsh, reprenne l’exploration morale qu’à sa manière Arlt avait commencée…» Première partie d’un grand roman en deux parties qui se prolonge avec Les Lance-Flammes, Les Sept Fous raconte l’étrange destin d’Erdosain, un homme à l’état civil un peu incertain invité par un mystérieux astrologue à participer à une société secrète financée par une chaîne de maisons closes:

Je vais te parler franchement. Je ne sais pas si notre société sera bolchevique ou fasciste. Parfois, j’incline à penser que le mieux qu’on puisse faire, c’est de préparer une de ces salades russes que le bon Dieu lui-même n’arriverait pas à débrouiller…

Navigation en eau trouble

Comme dans beaucoup de romans publiés durant l’entre-deux-guerres, les personnages naviguent en eau trouble, aux frontières de la démence. Ce qui fait de Sept Fous, roman achevé à Buenos Aires le 15 septembre 1929, une œuvre ténébreuse et envoûtante. Il y a dans Eaux-Fortes de Buenos Aires une autre folie, faite de chiens, de poupées, de lumière, de tango, de souvenirs, de mots oubliés, de chansons et de vieilles pierres. C’est tout le mystère de la capitale portègne que donnent à voir ces chroniques publiées dans le journal El Mundo entre 1928 et 1933. Son mystère, mais également sa rumeur, ses ciels, ses cafés, ses pauvres, ses amoureux et le dessin compliqué de ses rues. C’est drôle, quand on y pense, de songer qu’une partie des «historietas» de Mafalda a paru dans le même journal trente ans plus tard. Chez Roberto Arlt, Jorge Luis Borges, Julio Cortazar, Adolfo Bioy Casares et même Quino, il y a une profonde unité de vision dès qu’il s’agit d’évoquer les grandeurs et misères de la “clase media” (classe moyenne) de Buenos Aires, ville labyrinthique et romantique. On le vérifie en lisant parallèlement la belle anthologie de poèmes de Jorge Luis Borges intitulée La Proximité de la mer. Comme Roberto Arlt, l’auteur de L’Or des tigres a aimé chercher Buenos Aires dans ses confins. C’est ainsi qu’entre l’un et l’autre, on se surprend à découvrir une familiarité d’esprit inattendue.

EAUX FORTES DE BUENOS AIRES. De Roberto Arlt, présenté et traduit de l’espagnol (Argentine), par Antonia Castro, Éditions Asphalte, 260 p., 18€

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