C’est qui un argentin?


C’est qui un argentin? c’est comment un argentin? c’est quoi un argentin? Autant d’interrogations qui peuvent paraître incongrues ou déplacées mais au regard des dizaines d’essais, livres, réflexion universitaire et sociologique qui sont diffusés, on peut s’interroger sur les raisons d’un tel sujet qui anime régulièrement les conversations dans une Argentine qui ne finit pas de se questionner sur son identité.
Autant autour d’un asado que lors d’une conférence réunissant des pontes de la psychosociologie ou encore le chauffeur de taxi, il est difficile d’échapper au “moi, les argentins…” et vous avez droit au couplet d’autocritique/éloge volontaire.

Entrons dans ces méandres de la pensée argentine teinté d’égocentrisme pour ouvrir des pistes sur ce sujet complexe et sans fin.

Que signifie être un argentin?
Au delà de la simple évocation des critères individuels, en Argentine on parle d’argentinité pour évoquer ce sentiment d’appartenance à la communauté nationale. La définition de l’argentinité est un vaste sujet d’étude. A ce point, qu’elle est enseignée comme matière à part entière à la faculté des sciences sociales de Buenos Aires “Sociología de la Argentinidad” depuis 2005, car résonne encore dans les oreilles des argentins la grande crise économique qu’ils ont souffert en 2002. Comment et pourquoi cela a pu arriver? pourquoi nous? pourquoi moi?

Cette construction de l’identité existe depuis 200 ans lorsqu’ils se sont libérés de la tutelle espagnole (en 1810 puis indépendance proclamée en 1816). Plus ou moins orphelin volontaire, ils ont grandit en essayant de se créer une identité pour exister, sans jamais pouvoir se la donner réellement.
Une histoire chaotique: successivement des guerres civiles dans une lutte de pouvoir pour remplacer le père au nom du progrès, des lumières, dans le but idéologique de construire l’argentin idéal.

Puis vint la création de la république Argentine (1860) et l’époque du “gouverner c’est civiliser” de la fin du XIXe. Cela correspond à la volonté étatique d’éradication du gaucho et de l’indigène, les derniers hommes libres qui freinent les aspirations à un “monde meilleur”.

Ce sera ensuite le modèle “gouverner c’est peupler” avec la grande vague d’immigration du début XXe. Les créoles ont alors été submergés et remplacés. Aux idées des lumières a succédé le positivisme-libéral.

Et enfin le modèle “gouverner c’est argentiniser”, pour conformer la population au modèle politique, économique et social.
En somme, cette construction de modèle de société (ou de société modèle) ne s’est pas fait naturellement et des effets non-désirés sont apparus, comme un grain de sable dans un engrenage.

Comme cela ne fonctionne toujours pas ou mal, la question récurrente est de savoir pourquoi.
Pourquoi, alors que le pays était considéré comme une future grande puissance en 1910, elle est aujourd’hui une nation périphérique et instable.
Qu’est-ce qui ne va pas? cette interrogation devient permanente et pollue le discours en devenant une sorte de puritanisme patriotique qui oscille entre l’amour et le rejet. Une forme de tragédie grecque en quelques sortes.

Selon le professeur argentin d’argentinité, Luis Garcia Fanlo (dont la devise est ‘je ne suis ni pour ni contre, tout le contraire’),

“L’argentinité est une invention pour nous rendre gouvernable La stigmatisation du petit peuple pour incarner une fausse argentinité a servit et sert à justifier et légitimer dans l’ordre socio-culturel les intérêts économiques, politiques et idéologiques de l’oligarchie dominante qui incarnerait la véritable identité argentine. Aujourd’hui, il faut l’entendre comme un cadre d’interprétation qui nous permet de comprendre comment nous sommes devenu ce que nous sommes et ce qui fait de nous un argentin”.

A ce propos, quelqu’un demanda un jour au philosophe espagnol Julian Marias (1914-2005), un grand connaisseur et amoureux du peuple argentin, de définir ce qu’est un argentin…

Voici ce qu’il a répondu:

L’Argentin est en vous, mais il n’est pas comme vous.
N’essayez pas de les connaître, parce que leur âme vit dans le monde impénétrable de la dualité.

Les argentins boivent dans la même coupe la joie et l’amertume, ils font de la musique avec leurs pleurs (tango) et se moquent en plus de la musique des autres.
Il prennent au sérieux les blagues et ils blaguent sur ce qui est sérieux.

Ils croient en Freud et à l’horoscope chinois, ils voient leur médecin mais consultent aussi leur soigneur.

Ils ne renoncent pas à leurs illusions mais n’apprennent pas non plus de leurs désillusions.
Ne discutez jamais avec un argentin, les argentins sont nés avec le savoir, ils connaissent tout et ont un avis sur tout…
Ils ne vous diront pas “je ne suis pas d’accord” mais ils vous diront “vous vous trompez totalement”

Ils se caractérisent par leur sympathie et leur intelligence. En groupe ils sont insupportables pour leur cris et leurs réactions passionnées.

Chacun d’eux est un génie et les génies se supportent mal entre eux; il est facile de les réunir mais il est impossible de les unir.
L’argentin cultive tant la contradiction qu’il dit ‘barbara’ (barbare) pour parler d’une jolie femme; ‘genio’ (génie) pour parler d’un footballeur de qualité et quand il manifeste son amitié il te dit ‘boludo’ (connard, qui est aussi de fait le surnom le plus répandu en Argentine ndlr). Si l’affection est encore plus grande, il te dira ‘hijo de p…’ (fils de p…).

N’importe quel argentin est capable de vous dire comment réduire la dette de son pays, de conseiller le reste du monde, nourrir l’Afrique entière et d’enseigner l’économie aux USA.

Ils vivent, comme disait Ortega y Gasset, une dissociation permanente entre l’image qu’ils ont d’eux et la réalité.
Il existe un nombre considérable de psychologues et de psychiatres et leurs patients se vantent de suivre la dernière thérapie à la mode (il existe 1 psychologue pour 650 habitants ndlr).

L’argentin possède un ego sur-développé mais ne lui dites pas car cela va le déstabiliser et il va vous faire une crise.
Il est plutôt emplis de préjugés mais croit être généreux, tolérant et ouvert d’esprit.

Les argentins sont des italiens
qui parlent espagnol,
ils prétendent à des salaires nord-américain
et vivre comme les anglais,
tenir des discours à la française
mais ils votent comme des sénégalais,
ils pensent à gauche
et vivent comme des bourgeois
ils encensent les entreprises canadiennes
mais eux gardent une organisation bolivienne,
ils admirent l’ordre Suisse
et entretiennent un désordre tunisien,

Ils sont ‘un mystère’…

Cet argentin est celui de la vision d’un espagnol qui ne manque pas d’humour et que tous les argentins connaissent… Il pique là où ça fait mal mais ceci dit l’argentin reconnait facilement ces (ses) travers et il s’acceptera tant qu’on s’intéresse à lui. Pour nuancer ce propos, il faut ajouter que cela reste aussi une vision relativement stéréotypée et bien souvent propre à l’argentin confondu avec le porteño, l’habitant de Buenos Aires, l’argentin de la capitale. Le cordobes, le salteño ou le tucumano se sentira moins concerné. Géographiquement et historiquement, il existe un cordon sanitaire entre eux qui empêche de les confondre. Typique rivalité entre le provincial et celui de la capitale qui en Argentine aussi a un caractère singulier.

L’argentin que Julian Maris définit est bien loin de l’argentinité décrite par José Hernandez dans son célèbre recueil de poèmes Martin Fierro, elle-même aux antipodes de la version rock’n roll sans concession ‘La argentinidad al palo‘ (voir les paroles ici) de Bersuit Vergara qui mélange autodérision et critique acerbe.

Del éxtasis a la agonía
oscila nuestro historial.
Podemos ser lo mejor, o también lo peor,
con la misma facilidad.

Campagne d’affichage officiel profitant de l’émotion du pays vécue lors de l’élection du pape François, un argentin. Un motif pour flatter l’orgueil national et individuel.
“Nous partageons l’espérance”
La photo a été prise lorsque la présidente de la république Argentine Cristina Fernandez de Kichrner offre un mate au pape.
“Toma mate y avivate” comme il se dit en Argentine.

Le nouveau cinéma argentin est aussi orienté vers cette analyse introspective du “qui nous sommes” comme interrogation mais aussi comme affirmation. Il force parfois le trait jusqu’à la caricature et l’on retrouve cette dualité image/réalité.
L’argentin est un être qui possède un grand pouvoir d’adaptation tel un caméléon dans un environnement hostile et dans un cadre mouvant. Opportuniste, rapide et vif, toujours prompt à prendre un avantage, ce que l’argentin appelle “viveza criolla”, il est autant méfiant que crédule; émotif et passionné, il est comme un narcissique qui ne s’aimerait pas. Il s’aime lui mais n’aime pas l’image qu’il a de son pays et de ses compatriotes.

Et d’un autre côté, l’argentin possède le culte de la personnalité dès lors qu’un argentin devient un personnage emblématique: Peron, Maradona, François… cela fait partie du folklore et il est difficile de savoir où il commence et où il se termine.

Pour reprendre la phrase du professeur Fanlo, l’argentinité n’est pas le mode est la manière d’être des argentins sinon ce qui produit cette manière d’être.
Le “qui est un argentin” renvoie alors au “pourquoi” et “comment”.

Le mystère demeure…