Quand le Che jouait ailier gauche

‘Entre 14 et 23 ans, Ernesto Che Guevara fut un joueur de rugby passionné à  Córdoba et Buenos Aires. A l’instar de leur li­der máximo Agustin Pichot, les Pumas argentins s’en souviennent avec fierté.

«J’aime le rugby et, devrais-je en crever, je continuerai à  y jouer»‘, déclarait un jour Ernesto Guevara à  son père qui s´inquiétait de le voir pratiquer ce sport importé sur les rives du Rio de la Plata par des gentlemen anglais en 1873. Il faut dire que le jeune Guevara était soumis depuis sa petite enfance à  de violentes crises d´asthmes et qu’il lui fallait, pendant les matches, sortir toutes les quinze ou vingt minutes du terrain et aspirer une bouffée de broncho-dilatateur pour pouvoir continuer à  jouer. «C’était extraordinaire de voir le ainsi lutter contre sa souffrance, se souviendra un de ses compagnons de jeunesse. Ce qu´il y avait également d´extraordinaire, c´était son allure. A l´époque, seuls les avants de la deuxième et de la troisième ligne portaient des protections sur les oreilles. Les autres n´en mettaient jamais. J’ai connu un seul trois quarts qui en utilisait, c’était Guevara. Il disait qu´il avait les oreilles fragiles».
Ces souvenirs remontent aux années 1948-1949, quand Ernesto Guevara de la Serna étudiait à  la Faculté de Médecine de Buenos Aires, comme le feront après lui l’actuel trois-quarts centre des Pumas Felipe Contepomi et leur ingénieux pilier gauche Rodrigo Roncero. Âgé de vingt ans, ce garçon né dans une famille aisée et non-conformiste lisait des romans d’aventure et des traités philosophiques, courait les filles et s’enthousiasmait à  la fois pour le rugby, le football, le vol à  voile, le bridge, le golf, les échecs et la photographie. Dans l’éventail infini de ses passions, le rugby occupait une place à  part. Ernesto Guevara avait découvert ce jeu à  Córdoba, au centre de l’Argentine où ses parents s’étaient installés l’année de ses quatre ans pour trouver un climat favorable à  la guérison de son asthme. On jouait alors au rugby à  Córdoba comme dans tout le pays. On aurait tort de réduire le rugby argentin à  la région de Buenos Aires, même si les Pumas venus faire souffler un vent de romantisme sur une Coupe du monde hyper marchande sont presque tous porteños. Dans le centre et le nord de l’Argentine, il existe d’autres traditions rugbystiques, plus indiennes à  Salta et Tucumán, et paradoxalement plus méditerranéennes à  Córdoba. Pour preuve les trois Cordobeses intégrés à  la Squadra Azzurra italienne : le demi de mêlée castrais Canavasio, l’ouvreur bayonnais Ramiro Pez et le centre montferrandais Gonzalo Canale. Aucun d´eux ne peut se vanter d’avoir joué dans la même équipe que le Commandante Guevara et porté après lui le maillot à grands carreaux blancs et noirs des Estudiantes de Córdoba, puisque ce club bohème a disparu dans les années cinquante. Mais il doit leur arriver de penser avec fierté qu’ils ont touché leurs premiers ballons ovales sur les mêmes prés que le Che, qui, à  Marx et Rimbaud, avait associé Webb Ellis dans son panthéon personnel.
C’est Alberto Granado, le compagnon du fameux périple à  motocyclette que Walter Salles a restitué dans son film Carnets de voyage, qui a initié Ernesto Guevara aux règles sophistiquées du rugby. «J’ai rencontré Ernesto par l´intermédiaire de mon frère Tomás, expliquera-t-il. C’était un garçon de quatorze ans un peu maladif. Les autres équipes ne voulaient pas de lui parce qu’ils avaient eu peur de jouer avec un asthmatique.» De six ans l’aîné d’Ernesto, Alberto était le demi de mêlée de l’équipe première des Estudiantes. Chez les jeunes, Guevara a trouvé sa place à  l’aile gauche et un surnom qui lui est resté : Fuser, pour «Furibondo de la Serna»

C’était un garçon talentueux, extrêmement intelligent, a raconté Francisco Ventura Farrando, qui jouait lui aussi avec les Estudiantes de Córdoba. Il aimait faire des plaisanteries tout le temps. Je me rappelle aussi qu’il était intrépide sur le terrain. Il était moyen en mêlée, mais il lui arrivait de pousser en troisième ligne. Sa façon de plaquer était le trait distinctif de son jeu.

Alberto Granado le confirme :

Il possédait un excellent plaquage, à la hauteur des coudes. C’était un enthousiaste du rugby. Plus tard, son père dira qu’il a gardé du rugby son affection pour l’esprit d’équipe, la discipline et le respect de l’adversaire.


Comme aux échecs, où il excellait, Ernesto Guevara affectionnait le jeu d’attaque, plein de beaux gestes et d´inspirations lumineuses. Au début de l´année 1947, lorsque ses parents ont retrouvé Buenos Aires, il s’est inscrit à la fois en médecine et au San Isidro Club (SIC), une équipe de première division installée dans la banlieue huppée de la capitale argentine. Il a joué quelques mois au poste d’arrière, jusqu’à ce que son père intervienne pour qu´il abandonne ce niveau de compétition jugé dangereux pour un asthmatique. Le jeune Guevara a alors intégré le Yporá Rugby Club, une équipe qui participait au championnat de la Ligue Catholique rival de celui de la Unión de Rugby de Buenos Aires (URBA), puis le Atayala Polo Club, où il a été surnommé el Chanco, le Cochon, par ses équipiers. «Il jouait bien, ce n’était pas une merveille mais il jouait bien», se souviendra l’un d’eux. En 1950, Ernesto fondait avec son frère Roberto une revue de rugby baptisée Tackle. Un de ses articles signé Chang-Chow le révèle défenseur du beau jeu.

Quand des équipes françaises et anglaises sont venues en Argentine, nous sommes tous restés admiratifs de voir la qualité de ce rugby et on a découvert quelque chose de nouveau : le rugby bien pratiqué est hautement spectaculaire, même pour celui qui ignore tout de ses règles. On a rencontré des gens qui découvraient ce sport ce jour-là et ils ont été enthousiasmés. C’est la même chose dans nos provinces : d’habitude, on voit un jeu fermé avec les avants, des coups de pieds en touche, des petits tas, etc. Si ces gens pouvaient voir des équipes qui jouent un jeu ouvert, alors le rugby gagnerait de nombreux adeptes et des futurs joueurs.


A un demi-siècle de distance, les Pumas argentins aiment se souvenir de ces exhortations du Che, que ses occupations révolutionnaires ont éloigné des terrains de rugby après 1951. A commencer par leur lider máximo Agustin Pichot, qui tient dans la geste du condottiere aux cheveux longs un modèle pour une équipe composée en partie de joueurs amateurs.

Je vois un lien direct entre son amour de rugby et notre amour de rugby, entre son désir de changer le monde et notre désir d´être reconnus par les instances internationales comme des joueurs de rugby nobles qui méritent d’être traités comme tels. J’aime également penser qu’il apprécierait notre parcours durant cette Coupe du monde.

Une compétition au cours de laquelle les Pumas ont surpris en cuisinant les Coqs français en barbouille lors du match d’ouverture et en s’invitant pour un défi historique en demi-finale face aux Springboks. «Ficha» Pichot jure que ça ne lui suffit pas. «Mon rêve, c’est de remporter la Coupe du monde. C’est mon côté romantique». Voilà  qui nous ramène à  Ernesto Che Guevara et à  l’un de ses plus célèbres slogans : «Soyez réalistes, demandez l’impossible».

Sébastien Lapaque